Le problème des propriétés esthétiques

Mercredi 21 septembre après-midi avait lieu la première séance du séminaire de PhiLiA pour l’année académique 2022-2023. Trente-trois personnes y assistèrent, dont onze à distance. Sandrine Darsel (professeur en CPGE au lycée Chateaubriand de Rennes, membre associé des Archives Poincaré), auteur de plusieurs livres, traductions et articles d’esthétique analytique, et Maud Pouradier (EA Identité et Subjectivité), présentèrent chacune une première version de leur communication au Collège de France au colloque sur les « Propriétés esthétiques » d’octobre 2022.

Sandrine Darsel proposa une hypothèse à la fois goodmanienne et essentialiste : selon la philosophe, les propriétés esthétiques ne doivent être comprises comme des propriétés aisthésiques, c’est-à-dire des propriétés purement phénoménales et plaisantes. Autrement dit, l’esthétique ne doit pas se construire sur des présupposés mentalistes : une œuvre d’art, comme nous l’a enseigné Danto, est d’abord une signification incarnée, c’est-à-dire, selon Sandrine Darsel, un objet présentant des significations et des symbolisations en puissance, qui doivent être activées par un sujet, ce qui ne veut pas dire que ces significations et symbolisations ne sont pas réellement présentes, à titre dispositionnel, dans les œuvres d’art, en dehors de toute activation actuelle : le fonctionnement symbolique esthétique de l’art n’est pas une simple possibilité logique. C’est une potentialité réelle. Une telle thèse repose sur une ontologie relationnelle : l’œuvre d’art possède des propriétés esthétiques en vertu de ses relations avec son contexte de création et de réception. Le projet est donc de faire des « symptômes » de l’esthétique dans Langages de l’art des propriétés esthétiques. C’est en ce sens que nous avons affaire à des propriétés esthétiques – et non pas simplement symboliques. Ce faisant, Sandrine Darsel s’oppose à l’idée selon laquelle la philosophie de l’art n’aurait que faire des questions métaphysiques : si tout peut être art, tout n’est pas de l’art. Il doit y avoir des propriétés réelles distinctes, nommées esthétiques. Elle s’oppose également à l’opinion, largement répandue dans les écoles d’art, selon laquelle l’art contemporain aurait sonné le glas de l’interrogation sur propriétés esthétiques. L’art contemporain est un cas limite qui révèle en miroir les pratiques ordinaires de l’art (œuvre, contexte de production et de réception) et la nécessité de penser ce à quoi elles nous engagent ontologiquement.

Maud Pouradier proposa une hypothèse rigoureusement symétrique. S’inspirant de Beardsley et Sibley, mais aussi des esthéticiens rationalistes français (Lalo, Bayer, Souriau, Dufrenne), elle suggère de distinguer les prédicats que nous utilisons pour rendre raison d’une expérience esthétique ou d’un jugement esthétique d’une part, et les prédicats strictement esthétiques d’autre part. Que de supposées propriétés expressives participent du plaisir de l’art – et donc participent de l’expérience réussie qu’est l’expérience esthétique – ne revient pas à dire que l’« effrayant », le « pitoyable », l’« émouvant » ou le « mélancolique » sont des prédicats esthétiques. Quant aux prédicats esthétiques proprement dit (élégant, équilibré, harmonieux, mignon, léger, gracieux, beau, sublime, etc.), tous n’ont pas nécessairement le même statut ontologique : certains sont métaphoriques, et pourraient de manière crédible donner lieu à une interprétation projectiviste (c’est peut-être le cas d’« élégant »), d’autres semblent plus vraisemblablement référer à des propriétés dispositionnelles (grâcieux, sublime, mignon), quand il n’est peut-être pas si incongru que cela d’étudier la possibilité que d’autres encore (le symétrique, l’équilibré, peut-être l’harmonieux et le beau) puissent être absolument indépendants de nous. Maud Pouradier s’oppose ainsi au consensus selon lequel il faudrait traiter en bloc l’ontologie des prédicats esthétiques, a fortiori si l’on confond les prédicats esthétiques avec les prédicats utilisés dans le discours esthétique. Elle critique également la thèse – trop fortement marquée par l’épistémologie de la critique littéraire – selon laquelle l’attribution de prédicats dits « verdictifs » comme « beau » ou « sublime » surviendrait sur l’attribution de prédicats descriptifs-évaluatifs, survenant elle-même sur l’attribution de prédicats strictement descriptifs. Il n’y a aucune contradiction à penser à un objet qui serait « simplement beau », sans autres qualités que ses qualités premières et phénoménales. In fine, entre l’ontologie et la philosophie de langage, demeure la question des catégories esthétiques : si nous pouvons reconnaître des propriétés esthétiques tout en les dévaluant ou les réévaluant selon le contexte, cela ne signifie-t-il pas que l’ontologie dispositionnelle nécessite une réflexion catégoriale ?

Les échanges entre les deux intervenantes portèrent sur leur désaccord concernant l’extension à accorder au concept de « propriété esthétique ». Sandrine Darsel suggéra que Maud Pouradier était encore trop marquée par le paradigme mentaliste confondant propriété esthétique et propriété aisthésique. Maud Pouradier, de manière symétrique, souligna le caractère contre-intuitif de transformer un prédicat comme « avant-gardiste » en un prédicat esthétique. Alexandre Declos demanda à Sandrine Darsel si elle comprenait les propriétés esthétiques comme des universaux ou comme des tropes. Bien que la philosophe de l’art ne pense pas que ce débat métaphysique soit crucial pour sa discipline, elle expliqua pourquoi la théorie des universaux lui semblait, en général et en l’espèce, plus robuste. Maud Pouradier fut surtout interrogée sur la possibilité de défendre un réalisme absolu concernant certaines propriétés esthétiques : comment penser une valeur esthétique qui ne serait pas conditionnée par un évaluateur ? Alexandre Declos souligna que le cas de l’harmonieux lui semblait problématique, mais que celui du symétrique était sans doute l’exemple qui était le plus en faveur d’une telle hypothèse. Stanislas Vauzac, doctorant travaillant sur la question du ponos dans la philosophie grecque de Platon à Épictète, apporta son éclairage de spécialiste de la philosophie ancienne, en soulignant que la doctrine stoïcienne de la beauté-harmonie était moins absolutiste que ne le laissa entendre Maud Pouradier : si on peut éventuellement attribuer à Chrysippe la thèse selon laquelle l’harmonie est absolument indépendante du plaisir qu’elle procure, il n’en va pas de même pour les réflexions de Marc Aurèle.

Pour recevoir les dates des prochaines séances du séminaire de PhiLiA, écrire à maud.pouradier@unicaen.fr et Pierre.Fasula@univ-paris1.fr. Les annonces, archives et comptes rendus de PhiLiA se trouvent sur le carnet Hypothèses https://philia.hypotheses.org/