Rencontre avec Juan Carlos D’Amico
Rencontre avec Juan Carlos D’Amico, professeur de langue et littérature italiennes à l’université de Caen Normandie. Spécialiste de Charles Quint, des Guerres d’Italie (1494-1559), des mythes politiques et auteur de Charles Quint. Un rêve impérial pour l’Europe, Perrin, Paris, 2022. ISBN 978-2-262-04336-0
Propos recueillis par Valeria Caldarella Allaire
Vous venez de publier, avec Alexandra Danet et aux Editions Perrin, un ouvrage dédié à l’empereur Charles Quint. Une toute première question : après les ouvrages de Pierre Chanu et Michelle Escamilla ou de Denis Crouzet (sans incommoder Karl Brandi ou Joseph Pérez), pourquoi une nouvelle biographie du Habsbourg ?
Différentes raisons nous ont poussés à écrire une nouvelle biographie de Charles Quint, malgré les nombreux travaux qui lui ont été dédiés. La première concerne l’histoire des institutions dans l’époque moderne et la mise en doute de deux mythes historiographiques qui ont longtemps caractérisé les reconstructions historiographiques du début du XVIe siècle : l’absolutisme et la naissance de l’État moderne. En effet, non seulement Charles Quint, mais aussi François Ier et Henri VIII semblent bien loin d’une quelconque politique étatique moderne et c’est encore au travers d’un « prisme médiéval » qu’ils perçoivent leur pouvoir. La deuxième raison concerne l’importance qu’eurent, dans l’apprentissage par le jeune monarque de « l’art de régner », deux ministres, souvent négligés par les historiographies nationales : Guillaume de Croÿ, seigneur de Chièvres, un vrai deus ex machina de la politique des Pays-Bas, et le juriste piémontais Mercurino Arborio di Gattinara, le véritable inspirateur du projet impérial de Charles Quint. La troisième raison concerne le « phénomène européen » qu’est Charles Quint et le caractère exceptionnel de son règne. En effet, plus que le souverain, c’est le « phénomène » Charles Quint qui est à l’origine de notre biographie. Souvent, les récits nationaux ne pouvaient pas rendre compte de la complexité de ce personnage et, parfois, certains biographes ont négligé l’essentiel de son projet politique de dimension européenne.
Charles Quint. Un rêve impérial pour l’Europe est le titre de votre livre. Le sous-titre semble indiquer que vous imposez des limites géographiques à votre analyse de la vie de cet « empereur des deux mondes ». Est-ce le cas ?
Oui, effectivement, nous nous limitons à analyser la stratégie politique de Charles Quint en Europe. Une stratégie qui, en s’appuyant sur le mythe de la monarchie et le triomphe final du christianisme, avait comme objectif la destruction de la monarchie française et la suprématie des Habsbourg en Europe. Après l’élection impériale et l’obtention du titre de roi des Romains du Saint Empire, Charles Quint se retrouva à la tête d’un agrégat de territoires sans cohésion, qui s’étendaient des Indes occidentales à l’Europe, où vivaient des peuples de cultures et de langues différentes comme le bourguignon, le flamand, l’espagnol, l’allemand, l’italien. Une complexité d’autant plus problématique que les lois et les formes de gouvernement différaient d’une possession à l’autre. Il s’agissait d’une « monarchie composite », selon une expression forgée par l’historiographie anglaise, voire d’une confédération d’États ou, pire encore, d’un conglomérat de territoires disparates, composé de royaumes, de vice-royaumes, de principautés ecclésiastiques, d’archiduchés et de duchés et dans lequel confluaient également plusieurs villes libres appartenant au Saint Empire. C’est sur cet ensemble hétéroclite que Gattinara dut imaginer et proposer une stratégie de politique impériale pour pallier tous les obstacles dressés par les ennemis de l’empereur. Le Piémontais ne se contenta pas de rêver à la monarchie universelle, il œuvra aussi en faveur d’une réorganisation administrative et politique de l’Empire carolin et de son gouvernement. Avec le temps, son idée de former un État supranational sous le gouvernement des Habsbourg, dont l’objectif utopique et palingénésique serait la monarchie universelle et l’unité de la chrétienté, trouva un écho dans l’esprit du jeune roi. Quant à l’or en provenance des Indes occidentales, pour Charles il était avant tout un recours providentiel pour couvrir les dettes contractées afin de mener à bien son projet politique en Europe. Ainsi, la Castille garantit sa fidélité à la couronne et consentit à lui fournir, de longues années durant, les soldats et l’argent indispensables au maintien du système impérial. Une fidélité qui mènera ce royaume au bord de la faillite, alors qu’une bonne partie de sa population était écrasée par la misère, et ce, malgré l’abondance de richesses en provenance des colonies d’outre-mer.
Pour lui succéder, le roi catholique – son grand-père maternel – avait songé d’abord au frère de Charles, Ferdinand. Maximilien Ier également, dans un premier temps, semble lui préférer son cadet, pour qu’il prenne sa relève à la tête du Saint Empire romain germanique. Finalement, par deux fois, c’est Charles qui est choisi. C’est sa ténacité qui fait la différence ? C’est la détermination de ses conseillers ?
En effet, Ferdinand II d’Aragon ne voyait pas d’un bon œil la succession de Charles aux royaumes de Castille et d’Aragon. En mai 1512, il fit rédiger un testament à Burgos dans lequel il désignait Ferdinand, son petit-fils né et élevé en Espagne, régent de Castille et lui transmettait les titres de Grands Maîtres des ordres de Santiago, Calatrava et Alcántara qu’il avait reçus d’Isabelle. Le roi catholique aimait Ferdinand comme un fils et souhaitait aussi lui donner le royaume d’Aragon en héritage. Ses conseillers peinèrent à le convaincre qu’en désignant celui-ci comme son successeur, il allait déclencher une guerre civile, comme celle qui avait ensanglanté la Castille au moment de la succession d’Henri IV de Trastamare et de l’arrivée au pouvoir d’Isabelle la Catholique. Le 22 janvier 1516, le roi d’Aragon finit par changer d’avis et fit rédiger un nouveau testament.
Pour Maximilien Ier, en revanche, Charles était le légitime successeur des Habsbourg. Toutefois, en ce qui concerne l’élection impérial, l’empereur hésitait. Charles devait déjà s’occuper de l’administration de nombreux États et territoires : y ajouter le Saint Empire allait lui rendre la tâche très difficile. Un partage de pouvoir entre les deux frères était peut-être plus judicieux et plus utile pour le futur des Habsbourg. Mais c’était sans compter sur la détermination et l’orgueil de Charles pour qui la grandeur des Habsbourg était fondée sur le respect d’une règle : le fils aîné devait être le chef de famille et le véritable organisateur de la politique familiale. De plus, en endossant la dignité impériale, Charles serait assez puissant pour réunir le nord de l’Italie en un seul royaume, s’opposer aux desseins du roi de France, exalter la maison d’Autriche, lutter contre les infidèles et obtenir la paix de la République chrétienne. Maximilien fut rapidement convaincu de la justesse de ce raisonnement. Plus tard, sa tante Marguerite, consciente de la tâche ardue qui incombait à Charles comme roi de Castille et d’Aragon, lui conseilla de renoncer à la candidature impériale et de favoriser celle de son frère Ferdinand. Charles réagit avec virulence et fit savoir à sa tante que rien ne lui tenait plus à cœur que la couronne impériale. Il y allait de sa réputation et de son honneur. Il accusa les partisans d’une candidature de Ferdinand de semer la discorde dans la famille et de faire le jeu du roi de France.
Concernant le conflit éternel entre Charles Quint et François Ier, on parle souvent d’une vision médiévale (celle du Habsbourg) opposée à une politique étatique naissante (celle du Valois). Vous semblez vous dissocier de cette idée. Pouvez-vous nous en parler davantage ?
En effet, l’image de Charles Quint, surtout en France, a longtemps été celle d’un prince brouillé avec son temps, peinant à comprendre les changements institutionnels qui se produisaient au début de l’Histoire moderne. À cette image s’opposait celle de son éternel rival, François Ier, qui apparaissait déjà comme le souverain d’un État moderne. Ainsi, la guerre que les deux princes se livrèrent pendant presque trente ans aurait été la seule conséquence de la résistance tenace et vaine d’un homme dépassé par le vent de l’Histoire. Cette idée s’accorde bien avec la notion générale de rupture entre Moyen Âge et Renaissance qui caractérise la fin du XVe siècle. Pourtant, ce qui est pratique d’un point de vue théorique et pédagogique est loin d’être si évident dans la réalité historique. La forma mentis de Charles Quint était liée à son temps. Il ne s’agit pas d’un homme surgi du passé qui, tel un don Quichotte, se serait trompé d’époque. Son projet politique pouvait susciter des adhésions parce qu’il renouait avec les attentes messianiques, toujours vives dans l’imaginaire collectif chrétien. Il réclamait la convocation d’un concile pour mettre fin à la corruption de l’Église et la réformer, il se proclamait prince super partes capable de créer un nouvel ordre en Europe où régneraient la paix et la concorde entre les chefs politiques.
Austriae est imperare orbi universo : c’est la devise de l’empereur Frédéric III, son arrière- grand-père paternel. Charles, quant à lui, ambitionne de réaliser la monarchie universelle et poursuit le rêve pseudo-prophétique du « unum ovile et unus pastor ». Qu’en est-il de ce projet ?
À l’origine de l’utilisation du mythe de la monarchie universelle il y avait le Grand Chancelier Gattinara. Selon celui-ci, la réforme de l’Église, par le biais d’un concile, et l’idée de monarchie universelle devaient se réaliser pour accomplir le message évangélique de l’unité chrétienne du monde. L’Église avait besoin d’être réformée, mais son centre devait rester Rome, et il fallait rétablir l’unité chrétienne en réunissant les partis en conflit. Toutefois, l’idée néo-gibeline de Gattinara visant essentiellement à réduire le pape à sa fonction pastorale, ne pouvait qu’être combattue par l’Église. Le chancelier était conscient que le titre d’empereur, porté par un prince faible, pouvait provoquer sa ruine, mais la couronne impériale ceinte par un « roi de grande puissance » avec autant de royaumes et de possessions « […] aurait légitimé la création de la monarchie universelle, comme l’État voulu par Dieu même et prédit par les prophètes ». Ce mythe venait combler un vide symbolique que l’évolution des institutions politiques et économiques de l’Europe avait créé. L’empereur était censé être dépositaire de toutes les vertus chrétiennes, sa tâche était de diffuser le christianisme dans le monde entier. D’autre part, selon Gattinara, il fallait absolument empêcher l’élection de François Ier au Saint Empire puisque dans le cas d’une victoire du Français, les domaines autrichiens, l’héritage bourguignon et même les royaumes de Charles en Espagne seraient remis en question. Dans un mémoire daté du 12 juillet 1519 et adressé à Charles Quint, le juriste piémontais rappelait que la Providence voulait « reduire l’universel soubz ung pasteur », et il précisait que le pouvoir impérial se devait d’élever la foi catholique et d’étendre la République chrétienne.
À la fin de sa vie, Charles renonce au pouvoir, laissant la Couronne d’Espagne à son fils Philippe et celle de l’empire à son frère Ferdinand. Il décide de se retirer dans le monastère de Yuste. Pourquoi ce choix inouï ?
En effet, en octobre 1555, l’empereur engagea un processus irréversible, destiné à lui faire abandonner son immense empire. Pour commencer, il céda à son fils Philippe le gouvernement des Pays-Bas. Lors de la cérémonie, il prononça un discours en français, qui retraçait chronologiquement les principaux épisodes de sa vie. Sa plus grande douleur, avouait-il, était d’abandonner le sceptre sans être parvenu à la paix. Selon lui, c’était la mauvaise volonté de ses ennemis, et du roi de France en particulier, qui l’avait conduit à passer la moitié de son temps à faire la guerre. Il se sentait épuisé, guetté par la mort, et avait donc décidé de renoncer au pouvoir. L’isolement définitif qui s’imposait à lui était le résultat d’un long processus de déclin qui avait commencé avec la défaite de Metz. Outre la querelle avec son frère et son neveu à propos de la succession impériale, les désaccords avec son fils Philippe avaient parfois entraîné une véritable paralysie de la politique impériale. Car, bien qu’ayant été l’un des princes les plus puissants du monde occidental, il avait échoué dans son projet d’unification religieuse et politique de l’ensemble de ses royaumes. Ainsi, il renonça à toutes ces couronnes et au printemps 1556, il se décida à organiser son transfert au monastère de Saint-Jérôme de Yuste où il voulait y expier ses fautes et préparer son âme pour l’au-delà. L’empereur avait alors cinquante-six ans, mais sa santé précaire faisait de son quotidien un véritable calvaire. De terribles crises de goutte l’empêchaient parfois de marcher, et ses gentilshommes de chambre devaient alors le déplacer sur une litière. Quelques historiens, comme Prudencio de Sandoval, au début du XVIIe siècle, ont longuement insisté sur l’aspect mystique, austère et empreint d’humilité de la retraite à Yuste. L’image d’un empereur ascète et renonçant aux biens terrestres a souvent été reprise par les historiens successifs. En réalité, l’abandon de la vie séculaire fut partiel. Charles continua à s’occuper de politique, et des lettres arrivaient à Yuste, en provenance de toute l’Europe.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Valeria Caldarella Allaire (28 février 2022). Rencontre avec Juan Carlos D’Amico. Le carnet de la MRSH. Consulté le 23 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/rnw4
